Un «Giasone» déjanté

L’opéra de Francesco Cavalli fait le grand écart entre la scène et la fosse de l’ODN, et saute sans complexe du baroque à la farce kaléidoscopique

Sylvie Bonier

Prenez une pincée de La croisière s’amuse. Une larme de Parapluies de Cherbourg, un doigt de Chantons sous la pluie et une bonne dose de jeux de consoles avec militaires bodybuildés et tatoués style Rambo. Ajoutez une lichette de costumes du XVIIe siècle et des années 30, une pointe de Commedia dell’arte et un trait de figures baroques ou bibendumesques. Enrobez le tout de nuages, fumées et panneaux découpés peints. Plantez au centre un rocher en forme de sexe féminin et parfumez avec des allusions érotiques bien poivrées. Secouez, remuez et servez chaud sur la scène lyrique genevoise.

Voici Il Giasone de Francesco Cavalli, revu et corrigé par la metteur en scène Serena Sinigalia et le décorateur costumier Ezio Toffolutti. Ensemble, ils traitent le «dramma per musica» en pur divertissement. Et soulignent l’exacerbation de la sensualité et du désir qui animent les errements adultérins de Jason dans sa quête de la Toison d’or.

Que faut-il retenir de cette production décalée qui fait entrer l’opéra de Cavalli au répertoire du Grand Théâtre? A part des moments de réel amusement scénique et de véritable plaisir visuel, un certain sentiment de confusion.

Sur les plus de trois heures trente de la représentation, on savoure les images et les scènes les plus marquantes (l’Amour rondelet et cocasse qui traverse le spectacle, les apparitions burlesques de poussettes jumelles, la tempête magnifiquement machinée à l’ancienne, le jardin si charmant avec ses marionnettes d’oiseaux ou les interventions hilarantes de la nourrice Delfa…). Mais on peine à rassembler les morceaux d’un kaléidoscope souvent déroutant, bien que subtilement éclairé par Simon Trottet.

Bien sûr, la partition versatile et le déroulement haché de la narration n’aident pas à tirer un fil fluide dans le canevas embrouillé du livret. Mais le télescopage des époques et des idées parasite et complique encore plus le déroulé de l’intrigue.

Dans la fosse, la Cappella Mediterranea et Garcia Alarcón suivent un flux musical tout en finesse, légèreté et alacrité, qui répond idéalement aux impératifs de la partition. Ils parviennent à rendre, dans une saveur instrumentale à la fois ronde et verte, la dimension ludique, la fraîcheur mélodique et les tensions harmonique de l’ouvrage. Le drame et l’ivresse se voient fusionnés avec art.

De son côté, la voix est bien servie. Avec la jolie découverte de Kristina Mkhitaryan, rayonnante dans le rôle d’Isifile qu’elle endosse avec grâce, Kristina Hammarström incarne une Médée de tempérament à la voix chaude, aux côtés de l’éclatante Mariana Florès (pimpante et séduisante Alinda) et de la formidable Mary Feminear (Amour irrésistible), qui déploie de production en production un talent plus que prometteur.

Si les hommes détiennent la majorité en nombre, les personnages travestis diluent la masculinité. L’extraordinaire Delfa du contre-ténor Dominique Visse, nourrice libidineuse et burlesque à souhait, passe des registres aigus aux graves sans broncher. Et son collègue Valer Sabadus (Giasone juvénile) révèle une souplesse vocale et une finesse mélodique remarquables, malgré une projection un peu retenue.

On suit le développement du ténor Migran Agadzhanyan avec bonheur. Son désopilant Demo, bègue, bossu et borgne, répond admirablement à l’expérience du bel cantiste Raùl Gimenez, qui aborde les rives baroques avec panache en Egeo. Quant aux tessitures basses, elles se voient magnifiquement représentées avec un Willard White qui ne perd rien de son élégance vocale (Oreste et Giove) et un Günes Gürle à l’autorité naturelle et au beau timbre anthracite dans le rôle de Besso. Une équipe de belle carrure.