La route fleurie

par Loïc Chahine

Une anthologie de pièces de Monteverdi ? À quoi bon alors qu’on a déjà des intégrales ? Eh, bien ! tout d’abord, parce qu’il est toujours bon de réécouter, et que ces Sept Péchés Capitauxsont une invitation à écouter autrement, à prêter davantage attention à des pages sorties de leur dramaturgie originale — et si c’était un péché mortel, le principe même du récital lyrique serait damné.

L’autre raison pour laquelle il faut se pencher sur ces Sept Péchés, c’est la qualité de la réalisation. Car tout au long des quatorze pistes, on s’émerveille : pas un chanteur au-dessous des autres, pas une ligne de basse moins bien défendue, pas une ritournelle instrumentale traitée à la va-vite… Tout est beau, au point que ce disque semble être une espèce d’ode à la beauté elle-même.

L’on a évité ici un travers : réunir des tubes. Non, vous n’aurez pas le prologue de La Musica de L’Orfeo, non, vous n’aurez pas encore de Lamento della Ninfa ni de « Pur ti miro » (de toute façon, l’on sait aujourd’hui de manière (quasi) certaine que ce duo n’est pas de Monteverdi, si beau soit-il)… La seule page célèbre retenue est « Si dolce è’l tormento », des Ariose vaghezze.

Nous parlons d’anthologie, mais le chef Leonardo García Alarcón a réglé ici plus que cela : c’est un voyage que l’on a l’impression de faire, qui nous conduit des contrées anciennes du Terzo Libro dei Madrigali, 1592, aux ultimes chefs-d’œuvre, la Selva morale e spirituale (1640–41) et L’Incoronazione di Poppea(1643), en passant par L’Orfeo et l’Ottavo Libro.

Si le disque s’intitule I 7 Peccati capitali, il illustre, en plus des péchés capitaux (la paresse, l’envie, l’orgueil, l’avarice, la gourmandise, la luxure et la colère), les vertus cardinales (l’espérance, la prodigalité, la chasteté, l’humilité, la tempérance, la charité et le courage). Évidemment, il est plus attrayant d’acheter des péchés que des vertus, et Théophile Gautier le disait déjà en 1835 : « La vertu est assurément quelque chose de fort respectable, et nous n’avons pas envie de lui manquer, Dieu nous en préserve ! la bonne et digne femme ! […] C’est une grand-mère très agréable, mais c’est une grand-mère… — Il me semble naturel de lui préférer, surtout quand on a vingt ans, quelque petite immoralité bien pimpante, bien coquette, bien bonne fille, les cheveux un peu défrisés, la jupe plutôt courte que longue, le pied et l’œil agaçants, la joue légèrement allumée, le rire à la bouche et le cœur sur la main. » Le cher Gautier nous pardonnera : ici les vertus mêmes ont des charmes.

Car en commençant par l’Espérance et la Prodigalité, ce disque consacre, une fois de plus, Francesca Aspromonte et Mariana Flores. Cette dernière, dans l’air « Si dolce è’l tormento », fait montre d’une grande retenue : « dolce », l’incipit le dit, et ici il ne le dit pas en vain. Rares sont les versions de cet air à se déployer comme ici sans aucun effet de manche… et rares sont aussi celles à susciter autant de tendresse. En vérité, la sobriété est aussi efficacité. On retrouve également avec non moins de plaisir la soprano Francesca Aspromonte, cette fois en Poppée vive, pimpante, mais loin d’être innocente. Et de même que l’on rêve pour Mariana Flores d’un grand rôle cavallien, l’on se prend à rêver pour Francesca Aspromonte d’un Couronnement où, assurément, elle n’aurait pas besoin de Néron pour être couronnée.

Si Mariana Flores incarne la poésie lyrique, Emiliano Gonzalez-Toro se signale une fois de plus par sa théâtralité, incarnant volontiers la poésie burlesque, Iro (du Ritorno d’Ulisse in patria) anthologique, contrastant avec la haute tenue de Mathias Vidal qui semble mordre le texte italien (les mots « mangiatore » et « divoratore » auront rarement sonné aussi délicieux). Le contre-ténor Christopher Lowrey réussit à merveille en Mercure quasi-allégorique, exhibant des aigus éclatants et une voix quasi sans vibrato mais jamais détimbrée ; son Néron, en revanche, est sans doute trop bien chanté pour les raisons capricieuses qu’énumère le personnage dans sa tirade face à Sénèque — paradoxe de dire d’un chanteur qu’il chante trop bien, mais dans ce passage, il nous semble que la musique de Monteverdi doit céder un peu du pas, dans l’interprétation, aux paroles de Busenello, et que le compositeur a si bien servi le texte que le chanteur peut se permettre d’en rajouter un peu. Enfin, la basse Gianluca Buratto, avec son timbre profond, n’est pas dénuée d’une certaine classe et assure aux grands ensembles une assise confortable.

En effet, les madrigaux et ensembles, qu’ils réunissent deux voix ou six, sont une grande réussite, éclatante, et prouvent que l’on peut réunir un plateau vocal de « stars » et obtenir une cohésion digne des ensembles qui font du madrigal « à plein temps ». Il suffit d’écouter la superbe première partie d’« Altri canti d’amor », sa fluidité, l’habileté à exprimer un affect puis de passer à un autre, la précision qui fait entendre les intervalles avec netteté, qui restitue la polyphonie sans jamais sombrer dans l’exercice.

Écoutons encore le superbe « Ardo e scoprir, ahi lasso, io non ardisco », du Huitième Livre. On connaît bien la voix de Mariana Flores, évidemment, et l’on connaît bien aussi celle de Francesca Aspromonte… Pourtant ici, on ne parvient pas toujours à les distinguer car elles s’unissent pour servir un même but. Écoutons comme les verbe « Ardo » répété au début du madrigal devient insistant jusqu’à l’obsession douloureuse — « je brûle, je brûle, je brûle », sous-entendu : « je n’en peux plus de brûler ! », et immédiatement semble devenir une souffrance contenue avec « e scoprir, ahi lasso », pour retomber vers le silence avec « nel sen rinchiuso ardore » (l’ardeur renfermée dans mon sein). Écoutons, plus loin, comme les « Dir vorrei » (Je voudrais dire), en montant, semblent réellement suffoquer dans le désir de se déclarer, puis se consument dans la timidité craintive avec « ma non oso ». Et quelle douceur aux derniers vers ! Il y a à l’évidence en premier lieu une compréhension intime du propos monteverdien, de sa rhétorique, qui permet ensuite sa restitution à l’auditeur qui reçoit « en pleine face » ce discours parfaitement construit, idéalement expressif.

Côté instrumental, la Cappella Mediterranea se distingue une fois de plus par un soin consommé du détail, un continuo de rêve, jamais lourd, jamais excessif, et un sens aigu de la rhétorique : on ne s’ennuie pas parce que même si on ne comprend pas tout le texte (tout le monde n’entend pas couramment l’italien du xviie siècle, paraît-il), la musique elle-même parle, déclame, murmure, maudit, s’émeut…

Tout le disque est sous-tendu par une esthétique totalement assumée du contraste, à l’intérieur des pièces elles-mêmes comme en passant d’une pièce à l’autre. Ainsi, « O ciechi, ciechi » de la Selva morale e spirituale, splendeur polyphonique, oscille entre le prêche (« Ô aveugles mortels ») et le recueillement (en forme de « Vanité des vanités », pour s’achever dans ce deuxième affect et trancher avec le dialogue d’Iro et d’Eumete (du Ritorno d’Ulisse) qui le suit immédiatement, monument de bouffonnerie.

Avec ce florilège — au sens propre, car les extraits choisis sont autant de fleurs musicales —, la Cappella Mediterranea s’impose comme l’un des ensembles les mieux à même de défendre la musique de Monteverdi aujourd’hui, et voilà un disque qui ravira non seulement les amateurs de Monteverdi, qui se réjouiront d’entendre la musique du Divin Claudio aussi bien servie, mais qui constitue certainement aussi une excellente introduction pour ceux qui en seraient moins familiers.

 

Source: http://le-babillard.fr/page.php?p=article&cd=107