Alessandro Scarlatti: Passio secundum Johannem

Marbres sous les ors

Loïc Chahine

Au commencement est une exclamation, ou une série d’exclamations : « Oh ! Ah ! Whaou ! » ; ou bien un soupir, que l’on se répète —

la marquise — De quoi soupirez-vous ?
lisette — Moi ? De rien : vous soupirez, je prends cela pour une parole et vous réponds de même.

Ici, on ne soupire pas de rien, mais d’aise et de beauté ; de dolorisme aussi, car ce répons, ce « Plange quasi virgo » qui ouvre le disque n’en manque pas. Il entrelace inextricablement les voix, allonge les lignes, accumule dissonances et surprises harmoniques, pendant que le Chœur de chambre de Namur, remarquable de lisibilité — ici, c’est telle voix qui est mise en valeur, là, telle autre qui répond et que l’on entend plus particulièrement, sans oublier pourtant les autres… —, trouve le juste équilibre entre l’angélique clarté et le lyrisme sensuel. Il ne faut pas trois minutes pour nous convaincre : que ce sera un grand disque, qu’Alessandro Scarlatti est un immense compositeur et que ses Responsoria per la Settimana Santa sont un chef-d’œuvre.

Oui, ces Responsoria, car à la Passio Domini Nostri Jesu Christi secundum Joannemqu’annonce la couverture se joignent six de ces Répons pour la Semaine Sainte, intercalés à la manière de chœurs plus réflexifs. La Passion raconte l’histoire que l’on sait ; les Responsoria la commentent : c’est tant mieux, car réduire le splendide Chœur de chambre de Namur à des turbae (foules), si soignées et dramatiquement efficaces soient-elles, eût été dommage. De fait, l’alternance fonctionne, et aux l’ouverture de la Passio elle-même n’est pas sans rappeler la polyphonie des Responsoria.

Par ailleurs, le rapprochement avec les offices de ténèbres, dans lesquels les Responsoria devaient trouver leur place, saute aux oreilles quand on entend le début de la Passio : c’est le « Testo », le narrateur, qui chante, avec des mélismes, le titre de l’œuvre, comme au début d’une leçon on entonne « Incipit Lamentatio… »

Sur cette Passio, on lira le texte du livret, que signe Luca della Libera, l’un des grands spécialistes d’Alessandro Scarlatti. Elle respecte le texte de l’Évangile de Saint Jean, en confiant l’essentiel à un narrateur, et les passages au discours direct à d’autres chanteurs (un par personnage). La vocalité en est variée, tantôt très récitatif, tantôt plus arioso ; quelques passages sont accompagnés par les cordes — en particulier dans les parties du Christ —, la majeure partie par le continuo — mais l’on peut faire à Leonardo García Alarcón pour proposer un continuo toujours relevé, théâtral quand la situation s’y prête, plus réservé le plus souvent — une passion de Scarlatti n’est pas un opéra de Cavalli, et cela, le chef argentin l’a si bien compris qu’il nous le fait entendre.

La Passio nous permet, entre autres, d’entendre tout à loisir Giuseppina Bridelli, mezzo-soprano à la présence imposante de gravitas — une véritable matrone de la Rome antique —, au timbre somptueux, au chant souple et coloré. Aucun effet de manche, tout dans la subtilité et la retenue. Face à elle, Salvo Vitale campe un Christ autoritaire, mais un peu monolithique. Des autres solistes, nettement plus en retrait par la structure même de l’œuvre, l’on dira surtout qu’ils forment une équipe unie, car on a vraiment le sentiment d’une équipe. C’est à eux que reviennent toutefois les parties les plus théâtrales : en une phrase transparaît la fraîcheur de la servante de Caroline Weynants, on apprécie aussi le Pilate délicat de Guillaume Houcke — et l’on pense à Boulgakov, en passant —, la violence du garde de Maxime Melnik, qui gifle le Christ, dont le chant fait entendre la gifle.

Les chœurs renforcent cette théâtralité, et offrent l’occasion au Chœur de chambre de Namur d’y participer : aux lignes infinies des Responsoria s’opposent les turbae volontiers homorythmiques et souvent nettement plus violentes — chœur d’enragés qui veulent se débarrasser du Christ en devenir.

Laissant toujours la première place au chant, le Millenium Orchestra l’enchâsse dans un écrin de velours ; il seconde les solistes et le chœur, soutient, relève — le récitatif initial, « In illo tempore », suffirait à s’en convaincre : il seconde le discours, le ponctue, bref, il est aussi modeste qu’indispensable. Rarement telle adéquation aura régné entre les forces en présence, et il faut saluer la direction de Leonardo García Alarcón qui a su créer cette homogénéité, cette théâtralité sans histrionisme, sans imposer une sur-dramatisation ; avec cette lecture, il nous amène quelque part entre l’hiératique noble du marbre, sa densité, et la splendeur du drapé — Michel-Ange et le Bernin ne sont pas loin.

On l’aura compris, cette Passio secundum Joannem et ses Responsoria de Scarlatti constituent un disque aussi délicieux qu’indispensable, un de ces disques dont on sait qu’ils ne s’émoussent pas.

 

Chœur de chambre de Namur
Millenium Orchestra
Giuseppina Bridelli, mezzo-soprano
Salvo Vitale, basse
Leonardo García Alarcón, dir.

1 CD, 57’30, Ricercar (Outhere), 2017.

http://le-babillard.fr/page.php?p=article&cd=130